2014

2014-Chretiens-Societes

2014

Andreas Nijenhuis, « Bertrand Forclaz, Catholiques au défi de la Réforme. La coexistence confessionnelle à Utrecht au xviie siècle, Paris, Honoré Champion, coll. Vie des Huguenots (67), 2014, 430 p. », in : Chrétiens et sociétés, n° 21-2014

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Les Provinces-Unies occupent une place particulière aux Temps modernes. Cet État nouveau est créé à la fin du xvie siècle au cours d’une guerre s’inscrivant dans un contexte politique et religieux à l’échelle européenne. Rapidement après sa naissance, la République confédérale des Provinces-Unies devient l’une des principales puissances du continent. De ce fait, le pays est au centre de l’attention dès son apparition sur la carte européenne. La dimension internationale est une quintessence du pays, que ce soit dans les domaines économique, politique ou religieux. Les historiens économistes ont de longue date pris en compte les circulations internationales. Cependant, dans le champ des études sociétales, avec leurs aspects intellectuel, politique et religieux imbriqués, l’historiographie traditionnelle s’est souvent cantonnée à une perspective nationale, faisant ainsi abstraction d’une approche comparatiste et transnationale. Les contraintes propres à une historiographie fragmentée et l’accès aux sources, essentiellement en langue néerlandaise, expliquent probablement l’inadéquation entre l’importance historique des Provinces-Unies et l’historiographie francophone à son sujet.

Comme en France ou en Suisse, l’histoire religieuse néerlandaise a pendant longtemps été cloisonnée, chaque groupe confessionnel écrivant, jusqu’à récemment, sa propre histoire. L’histoire ecclésiastique focalisait essentiellement sur la dimension institutionnelle et cléricale, au détriment des aspects socio-culturels. L’ouvrage Catholiques au défi de la Réforme. La coexistence confessionnelle à Utrecht au xviie siècle de Bertrand Forclaz renouvelle de manière intéressante l’histoire religieuse néerlandaise. Celle-ci se singularise dans le contexte européen par la longue durée d’une coexistence de fait de multiples confessions, malgré la domination de l’Église Publique calviniste. Signe des traditions établies, le volume s’inscrit dans la collection « Vie des Huguenots » d’Honoré Champion, tout en s’affranchissant d’un regard endogène.

L’historien suisse porte, dans cette adaptation de sa thèse d’habilitation (Fribourg, 2011), un regard sociologique sur la coexistence confessionnelle au xviie siècle dans un cadre particulier, la ville d’Utrecht. Cette ville au centre des Provinces-Unies a un riche passé ecclésiastique. Seul diocèse de la partie septentrionale des Pays-Bas espagnols, la ville a été érigée en archevêché en 1559 (Super Universas). Malgré la courte durée effective de cette nouvelle province ecclésiastique, disparue au cours de la Révolte (1568-1648), la mémoire de la tradition catholique demeure vivace. Perpétuant la présence catholique, Utrecht est également l’un des principaux centres de la Mission Hollandaise, créée en 1622. Quant à la présence calviniste, elle est également forte à Utrecht. L’université d’Utrecht, fondée en 1634, est à la pointe de l’orthodoxie théologique. Les polémiques anticartésiennes et la « Réforme continuée » (Nadere Reformatie) de l’époque de Gisbertus Voetius (1589-1676) caractérisent cet aspect rigoriste d’Utrecht.

Catholiques au défi de la Réforme s’attache d’une part à retracer l’évolution du catholicisme utrechtois au cours du xviie siècle, et, d’autre part, à évaluer les modalités politiques et sociétales de la coexistence confessionnelle. Vers 1650, les membres de l’Église Réformée constituaient environ 40 % de la population d’Utrecht (12 000 âmes sur 30 000). En y ajoutant les « sympathisants » (liefhebbers), la part calviniste de la ville devait probablement s’établir à environ 60 % de la population. Des 40 % restants, les catholiques forment à Utrecht le groupe le plus important. Si dans les provinces de Hollande, de Gueldre et d’Overijssel la minorité catholique est également importante, l’ancien archevêché d’Utrecht fournit à l’auteur un observatoire de choix pour les rapports interconfessionnels au sein des Provinces-Unies.

L’étude fait abstraction des autres minorités, notamment luthérienne et mennonite, effectivement moins nombreuses que dans la province de Hollande voisine, et adopte la perspective de la minorité catholique. Ce, en prenant en compte les individus et les réseaux politiques et sociaux, à la différence de l’historiographie catholique traditionnelle, adoptant une perspective institution-nelle (et masculine) et accentuant l’oppression des minorités. En multipliant les biais et les sources, Bertrand Forclaz esquisse la coexistence religieuse, perçue par les structures catholique (chapitre 1) et calviniste (chapitre 2), et les autorités politiques (chapitre 3). Le dernier chapitre de la première partie est consacré à « une histoire sociale des élites catholiques », inscrivant quelques familles catholiques patriciennes dans leurs réseaux locaux et internationaux. Le changement de perspectives s’opère au prix de quelques redites, mais permet d’aborder différents aspects d’une même réalité.

L’étude met l’accent sur la seconde moitié du xviie siècle, lorsque la coexistence religieuse se cristallise. Le livre complète ainsi une historiographie internationale récente, que l’auteur maîtrise remarquablement. Celle-ci se focalise sur la période de grande mobilité religieuse (1570-1620). En s’intéressant à une période moins connue, Bertrand Forclaz analyse également l’intéressant épisode de l’occupation française d’Utrecht (été 1672-automne 1673) au cours de la Guerre de Hollande. L’attitude des autorités françaises, encore sous le régime de la bi-confessionnalité, vis-à-vis d’une société régie par la liberté de conscience et non de culte, est passionnante. En effet, à la déception de certains catholiques d’Utrecht, les Français ne restaurent pas l’ancien statut de l’Église catholique, mais autorisent les deux cultes. Cet « intermède » fait ressortir les interactions entre le contexte politique européen et le fonctionnement de la tolérance religieuse. Les répercussions de la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685 ou de l’avènement de Jacques II en Angleterre sur les rapports interreligieux

Dans la seconde partie, Bertrand Forclaz explore les particularités de la diversité confessionnelle dans le milieu urbain. Il s’agit d’apprécier la part de cloisonnement et de conflictualité et celle de la convivialité et de « l’œcuménicité de tous les jours » (omgangsoecumene), selon l’expression de Willem Frijhoff reprise ici. À travers l’enseignement, l’assistance et la sociabilité (chapitre 6), la superposition des appartenances est mise en évidence. Le cloisonnement intervient dans certains domaines, et notamment de manière accrue au fil du siècle dans l’organisation de l’assistance. Toutefois, il n’est pas question, au xviie siècle, d’une préfiguration du verzuiling (« division en colonnes ») caractéristique des Pays-Bas contemporains, puisque les contacts inter-confessionnels sont légion. D’ailleurs, même si le phénomène est minoritaire, mais non négligeable (10 à 15 % des unions), des mariages mixtes interviennent. Ils posent problème aux deux « bords » (chapitre 7). En effet, la prépondérance de l’Église Publique et la progression de la confessionnalisation au cours du siècle mènent à la multiplication de barrières religieuses, afin de dissuader les unions interconfessionnelles. Toutefois, la faible emprise des autorités civiles sur la population, parfois combinée à un manque de volonté de faire office de bras armé des consistoires, laisse une latitude certaine aux individus. Les deux Églises, Publique ou tolérée, craignent la conversion dans le cadre d’un mariage interconfessionnel. La conversion (chapitre 8), phénomène certes numériquement marginal vers la fin du xviie siècle, est emblématique pour la perméabilité des frontières confessionnelles. Chaque « camp » oscille entre le questionnement de la sincérité de la conversion, et la célébration de celle-ci comme « prise de guerre ».

Le modèle interprétatif multifactoriel proposé par Bertrand Forclaz est séduisant. La singularité de la longue durée de la coexistence confessionnelle aux Provinces-Unies repose sur une « confessionnalisation incomplète », l’enracinement de la liberté de conscience et la neutralisation de l’espace public, la superposition des identités religieuse, politique et sociale et, enfin, le souvenir du passé catholique de la ville.

Au terme d’une passionnante enquête, fondée sur un solide travail des sources et présentée dans un texte à la lecture agréable, ponctué de quelques helvétismes rappelant la diversité de la francophonie, Catholiques au défi de la Réforme propose une rapide comparaison internationale avec les cas de Nîmes et d’Augsbourg. Cette ouverture finale est une belle invitation à poursuivre l’étude de la pluralité confessionnelle dans une perspective comparatiste transnationale.